Accéder au contenu principal

Lamartine et Mahomet - Léonie Vancampendonck

Lamartine et Mahomet

Parmi les textes « copiés-collés » que l’on voit régulièrement apparaître sur des sites internet et forums consacrés à l’islam se trouve un recueil de citations d’hommes de lettres et de penseurs occidentaux qui fait le bonheur de quantités d’internautes musulmans, lesquels se le passent et repassent en s’émerveillant sur l’attrait que leur religion exerce sur l’élite de l’Occident, ou en l’opposant aux détracteurs de l’islam.

La liste en question, qui apparaît parfois avec le titre « Que disent-ils sur l’islam ? », existe sous plusieurs versions, et certains auteurs ne se trouvent pas dans toutes, mais en tête de liste figure toujours le même extrait de la Vie de Mahomet de Lamartine, incluse dans son Histoire de la Turquie :

« Jamais un homme ne se proposa, volontairement ou involontairement, un but plus sublime, puisque ce but était surhumain : Saper les superstitions interposées entre la créature et le Créateur, rendre Dieu à l'homme et l'homme à Dieu, restaurer l'idée rationnelle et sainte de la divinité dans ce chaos de dieux matériels et défigurés de l'idolâtrie… Jamais homme n'accomplit en moins de temps une si immense et durable révolution dans le monde… »

« Si la grandeur du dessein, la petitesse des moyens, l'immensité du résultat sont les trois mesures du génie de l'homme, qui osera comparer humainement un grand homme de l'histoire moderne à Mahomet ? Les plus fameux n'ont remué que des armes, des lois, des empires; ils n'ont fondé, quand ils ont fondés quelque chose, que des puissances matérielles, écroulées souvent avant eux. Celui-là a remué des armées, des législations, des empires, des peuples, des dynasties, des millions d'hommes sur un tiers du globe habité ; mais il a remué, de plus, des idées, des croyances, des âmes. Il a fondé sur un Livre, dont chaque lettre est devenue une loi, une nationalité spirituelle qui englobe des peuples de toutes les langues et de toutes les races, et il a imprimé, pour caractère indélébile de cette nationalité musulmane, la haine des faux dieux et la passion du Dieu un et immatériel…
Philosophe, orateur, apôtre, législateur, guerrier, conquérant d'idées, restaurateur de dogmes rationnels, d'un culte sans images, fondateur de vingt empires terrestres et d'un empire spirituel, voilà Mahomet. À toutes les échelles où l'on mesure la grandeur humaine, quel homme fut plus grand ? »

Dans certaines versions du recueil, la citation s’arrête ici, dans d’autres une phrase suit, mais celle-ci est alors tirée d’un autre endroit du même livre, sans que rien n’indique cette falsification. Si on se reporte à l’ouvrage original, on constate que ce qui suit immédiatement fait apparaître ce passage sous un tout autre jour. Après avoir posé la question « À toutes les échelles où l’on mesure la grandeur humaine, quel homme fut plus grand ? », Lamartine y répond aussitôt :

« Il n’y a de plus grand que celui qui, en enseignant avant lui le même dogme, avait promulgué en même temps une morale plus pure, qui n’avait pas tiré l’épée pour aider la parole, seul glaive de l’esprit, qui avait donné son sang au lieu de répandre celui de ses frères, et qui avait été martyr au lieu d’être conquérant. Mais celui-là, les hommes l’ont jugé trop grand pour être mesuré à la mesure des hommes, et si sa nature humaine et sa doctrine l’ont fait prophète, même parmi les incrédules, sa vertu et son sacrifice l’ont fait Dieu ! »

Autrement dit, Lamartine ne fait qu’utiliser ce qui peut paraître à première vue un éloge de Mahomet comme une sorte de tremplin rhétorique pour faire celui de Jésus. Ces louanges du prophète de l’islam ne sont donc qu’une feinte littéraire. Par la même occasion, le poète justifie la divinisation du Christ, ce qui pour les fidèles d’Allah (qu’il qualifie d’ « incrédules » !) est l’hérésie suprême. Étrange manière de défendre l’islam que de citer en exemple la prose d’un homme qui, selon les critères définis dans le Coran (5:72), a commis un péché qui le voue sans recours aux tourments éternels de l’enfer. Notons aussi que Lamartine évite de devoir exprimer sa véritable opinion par une pirouette. En écrivant « Si la grandeur du dessein, la petitesse des moyens, l'immensité du résultat sont les trois mesures du génie de l'homme… », il laisse adroitement par ce « si » la porte ouverte à la possibilité que le génie de l’homme se mesure d’une toute autre manière, ce qui aboutirait à des conclusions tout à fait différentes sur les mérites du prophète.

Enfin, si on rajoute à cela que cette deuxième partie de la citation dit que Mahomet a « tiré l’épée », «répandu le sang de ses frères », etc., ce qui n’est pas une mince accusation, on ne peut que conclure que le sens de l’ensemble du passage est aux antipodes de ce que ceux qui ont tronqué la citation essaient visiblement de faire croire au lecteur.

Que pensait en réalité Lamartine de l’islam et de son prophète ? Dans leur ensemble, ses écrits révèlent une attitude vis-à-vis de la religion qui oscille entre un attachement profond au christianisme et surtout un déisme mêlé parfois d’agnosticisme, et certainement pas une inclination pour l’islam (sauf sur certains points secondaires). Mais voilà, il menait un train de vie largement au dessus de ses moyens, il avait besoin de fonds, et la protection du sultan Abdülmecit, qui l’avait luxueusement accueilli dans son palais, lui était précieuse. La rédaction de cette Vie de Mahomet est contemporaine de la demande par Lamartine, à ce même sultan, d’une concession terrienne en Turquie. Pour l’homme de lettres, rien de tel qu’un petit livre faisant l’éloge du souverain et de sa religion, pour donner plus de chances à sa demande d’aboutir.

Du reste, malgré l’hommage appuyé que l’on trouve par endroits dans cet ouvrage, Lamartine a du mal à réfréner son antipathie pour Mahomet, qu’il critique sévèrement à d’autres endroits, ternissant considérablement l’image que l’on pourrait avoir du messager d’Allah si on ne se réfère qu’à la fameuse citation tronquée répétée à l’envi par les musulmans. Par exemple, à propos de son caractère libidineux et de la polygamie, qu'il pratiquait et autorisait :

Ce penchant pour les voluptés sensuelles […] ce fut la faiblesse dominante de son caractère et devint le vice et la ruine de sa législation. Les Arabes épousaient et répudiaient autant de femmes que le caprice, l’inconstance ou le dégoût les autorisaient à en flétrir. Mahomet crut faire assez pour la réhabilitation de cette moitié du genre humain en consacrant l’union des sexes par un lien religieux et presque indissoluble ; mais il ne crut pas faire trop pour rendre sa loi compatible avec la licence des Arabes en les autorisant à épouser jusqu’à quatre femmes légitimes, quand leur fortune leur permettrait d’assurer convenablement leur vie et leur rang d’épouses. La chaste et sévère unité du mariage chrétien, la plus antisensuelle, mais la plus morale et la plus civile des conséquences du christianisme qu’il avait sous les yeux en Syrie, fut écartée par Mahomet de sa législation comme trop incompatible avec les habitudes de son peuple, ou plutôt comme trop austère pour sa propre sensualité. Il oublia que, dans une législation religieuse, tout ce qui veut paraître divin doit être de nécessité surhumain, et qu’il n’est pas permis à un législateur inspiré de faire à la faiblesse humaine la concession d’une vertu. L’égalité réciproque de droits et de devoirs dans les rapports des deux sexes entre eux n’étant que la première de toutes les vertus, la justice, Mahomet violait la justice, maintenait l’inégalité des devoirs, continuait la dégradation de la moitié de l’espèce humaine, privait de femmes légitimes les deux tiers des hommes pauvres, favorisait le débordement des riches, privait d’époux, pour leur donner des maîtres, les deux tiers des femmes, et jetait la confusion dans les sentiments et dans les hérédités des familles, en proclamant, non le précepte, mais la tolérance de la polygamie chez les croyants. Cette licence démentait sa mission aux yeux de tout homme réfléchi, même à son époque. Ce qui dégradait la moitié de ses créatures ne pouvait être inspiré de Dieu. […] Ce fut le scandale de son Coran, le cri du genre humain contre l’autorité de son livre, la supériorité du christianisme sur sa législation, la condamnation future de sa doctrine sociale. Cette complaisance pour les sens lui coûta l’esprit de l’univers.

Notons qu’en plus de montrer la piètre opinion qu’avait en fait Lamartine de Mahomet, ce passage dément la nature divine de la révélation coranique, déniant ainsi la base même de la foi musulmane. C’est Mahomet qui est présenté comme seul responsable. A d’autres endroits, par contre, Lamartine insiste sur l’irresponsabilité du prophète, tout en ne cachant pas qu’il ne croit pas le moins du monde à la transcendance du Coran. Un beau méli-mélo, mais en aucun cas un éloge de l’islam.

Autre point fondamental que le poète ne peut admettre, le fait que Mahomet mêle religion et loi civile :

L’inconvénient des théocraties telle que celle que fondait Mahomet, est de lier à un dogme religieux, qui doit être absolu et immuable, une loi civile qui doit changer avec le temps, les mœurs, le progrès des idées, les nécessités de la politique. […] Ainsi dépendent et meurent les peuples théocratiques qui n’ont pas séparé le pouvoir religieux et le pouvoir civil.

Tout le reste de cette Vie de Mahomet est de la même eau : passages narratifs mêlés parfois à des propos flatteurs sur le fondateur de l’islam, alternant avec d’autres extrêmement critiques et qui s’accordent nettement mieux aux idées que Lamartine exprime dans le reste de son œuvre.

En fait, celui-ci n’était sans doute pas à 100% hypocrite, et il trouvait peut-être de l’attrait à certains aspects de ce qu’il connaissait de l’islam (notamment l’absence de représentation physique de la divinité, qui rejoignait ses conceptions déistes). Mais il en connaissait peu, et les rares aspects pour lesquels il éprouvait quelque sympathie sont plutôt accessoires dans l’ensemble du dogme, tandis que son hostilité à l’égard de l’islam dans son ensemble est manifeste à la lecture de sa biographie du prophète. Celle-ci laisse d’ailleurs à penser qu’il n’a jamais lu le Coran, ni rien de la sunna, ni les sirahs classiques. Les divergences par rapport à la tradition musulmane, voire les conceptions hérétiques, sont nombreuses, le plus souvent dans un sens d’édulcoration par rapport aux biographies du prophète dues à Ibn Hicham ou Tabari, faisant apparaître Mahomet sous un jour plus présentable. Il cite d’ailleurs lui-même à partir de quelles sources il a rédigé sa biographie: l’Histoire de Mahomet d’Aboul Feda (vraisemblablement dans la traduction de Noël Des Vergers), et l’Histoire des Arabes de Caussin de Perceval. Avec de telles références, on peut difficilement dire qu’il connaissait bien son sujet, et on peut légitimement se demander s’il aurait rédigé de la même façon les passages élogieux – tous relatifs – après avoir lu les textes fondateurs de l’islam. Encore que, avec la perspective de voir s’envoler ses ennuis financiers grâce à l’exploitation de terres octroyées par la Sublime Porte, tout est possible…

Bref, méconnaissance du sujet, conflit entre honnêteté intellectuelle et intérêt matériel, contradiction évidente entre le passage cité et le reste de l’œuvre… tronquée et sortie du contexte comme elle apparaît dans ces textes de propagande qui ont recours à l'argument d'autorité, cette citation ne reflète en rien la pensée de Lamartine, et n’apporte pas la moindre goutte d’eau au moulin des apologues de l’islam, qui s’en gargarisent pourtant à qui mieux mieux.

Léonie Vancampendonck

Source et notes de Pierre

Source : https://www.calameo.com/books/0000871292fca56de1c80. Je n'ai trouvé aucune information sur l'autrice, Léonie V.

J'ai une remarque supplémentaire à faire sur le sujet, que vous trouverez dans cet article : Les propos de Lamartine que les musulmans se gardent de citer.

Commentaires