Joseph Schacht (m. 1969) est un islamologue germano-britannique. Muhammad Mustafa al-A’zami (محمد مصطفى الأعظمي) (m. 2017) est un mouhaddith indo-saoudien. Joshua Little est un historien spécialiste du Hadith. Ce qui suit est extrait de sa thèse de doctorat(1) de 2022.
La critique de Schacht par al-Azami
L’une des premières critiques systématiques des idées de Schacht au sujet du Hadith a été formulée par Muhammad Mustafa al-Azami, au cours de plusieurs travaux. Bien sûr, les critiques d’al-Azami en général, ainsi que celles de Fuat Sezgin et de Nabia Abbott, qui étaient souvent similaires, ont été largement et complètement réfutées149, mais certaines de ses déclarations concernant les ʾisnāds et les fausses attributions méritent d’être réexaminées, dans le souci d’une analyse complète.
Dans sa monographie de 1968 Studies in Early Ḥadīth Literature, al-Azami soutenait que, si le modèle révisionniste est correct et que pratiquement tous les hadiths sont, en fin de compte, de fausses attributions, il ne devrait y avoir aucune attribution à des autorités faibles ou peu fiables au sein du corpus existant (puisque le motif derrière la fabrication était qu’un hadith soit accepté et non rejeté) :
Pourquoi tous les étudiants n’ont-ils pas choisi la personnalité la plus respectée et n’ont-ils pas mis leurs traditions dans sa bouche et ne les ont-ils pas reliées avec l’isnād le plus fiable ? Pourquoi ont-ils si souvent choisi des personnalités faibles et Matrūk ?150
Cette objection ne fonctionne que si les créateurs du Hadith eux-mêmes, ou leurs publics cibles, considèrent ceux qu’ils citent comme faibles, mais c’est là une hypothèse souvent peu sûre. Des recherches récentes suggèrent que les traditeurs faibles ont été largement identifiés comme tels rétrospectivement, par des critiques ultérieurs des hadiths et dans des dictionnaires biographiques ultérieurs. Il n’y a généralement pas de bonne raison de penser que de tels jugements étaient répandus à l’époque, encore moins tenus par un éventuel forgeur, et encore moins par leur public cible contemporain.151 Ainsi, al-Azami avait tort de penser que l’invention d’attributions à des autorités jugées plus tard faibles sape le modèle révisionniste.
Al-Azami a également soutenu que le concept de Schacht d’expansion des ʾisnāds présuppose une conspiration géographiquement invraisemblable entre les traditionnistes concernés :
Son affirmation selon laquelle les isnāds ont été dupliqués par d’autres gens qui remontent à la même autorité par une autre voie, fournissant des preuves indépendantes pour confirmer la doctrine, est absurde. Comme nous l’avons montré précédemment, les transmetteurs d’une unique tradition appartiennent, dans de nombreux cas, à une douzaine de pays différents, et qu’ils se rencontrent et se mettent d’accord sur ce type de fabrication était donc presque impossible.152
Les phénomènes de l’isnâd, la quantité de transmetteurs appartenant à une multitude de provinces, invalident complètement la théorie de la « projection en arrière », des « créations artificielles » et autres affirmations similaires.153
Le premier problème avec l’objection d’al-Azami est qu’il parle d’« accord » (c.-à-d. de conspiration) : si un transmetteur a reçu d’un autre un hadith, puis a inventé ou interpolé un nouvel ʾisnād pour le matn, il n’est pas nécessaire qu’ils aient agi en collusion l'un avec l’autre.
Le deuxième problème est qu’al-Azami ne faisait qu’éluder la question, lorsqu’il supposait que les attributions « indépendantes » d’un même hadith à des traditeurs de différentes provinces étaient authentiques, de telle sorte qu’il fût improbable que tous les traditeurs géographiquement éloignés aient pu collaborer pour forger le même hadith ou emprunter les uns aux autres le même matn et créer à cet effet leurs ʾisnâds « indépendants » respectifs.
L’authenticité de ces ʾisnāds « indépendants » jusqu’à ces traditeurs est justement ce qui a été remis en question par Schacht (et, par la suite, par Cook et Juynboll). En d’autres termes, l’objection d’al-Azami à l’hypothétique expansion des ʾisnāds consistait simplement à supposer que de tels ʾisnāds sont authentiques, d’où il s’ensuit (bien sûr) que les traditeurs géographiquement éloignés qui sont cités dans ces ʾisnāds « indépendants » n’auraient pas pu facilement ou raisonnablement collaborer à un tel effort.
Il se trouve que les collectionneurs ou transmetteurs tardifs qui sont généralement présentés (par Schacht, Cook et Juynboll) comme les créateurs de ces faux ʾisnāds secondaires ont souvent beaucoup voyagé et/ou résidaient dans la même région que les contemporains à qui ils ont emprunté.
Dans ces scénarios, il n’y a pas de mystère quant à la manière dont les divers [traditeurs] en question ont acquis les hadiths qu’ils ont « corroborés » : l’invocation que fait al-Azami d’une géographie diverse ne peut s’appliquer ici.
Al-Azami a continué à opposer ses objections géographiques et de conspiration, qui éludent le problème, à Schacht et à l’expansion des ʾisnāds, dans sa monographie de 1985 On Schacht’s Origins of Muhammadan Jurisprudence, en y écrivant ce qui suit :
En plus de nous demander d’ignorer le poids des preuves qui pointent vers l’authenticité du système des isnāds, Schacht veut nous faire croire en une impossibilité physique et psychologique.
Premièrement, il nous demande d’accepter que des aḥādīth ayant sensiblement la même formulation ou la même signification puissent surgir dans des localités très éloignées, ce qui est possible aujourd’hui, avec les méthodes de communication modernes, mais difficilement réalisable il y a plusieurs siècles.
Puis il nous demande d’accepter soit que ces mêmes narrateurs ont indépendamment fait remonter leurs sources à une source commune, soit qu’ils ont été les conspirateurs d’une vaste arnaque à la confiance. Encore une fois, les communications contemporaines et les distances impliquées sont un obstacle à une telle possibilité, sans parler de ce que nous savons de la psychologie. Une telle fabrication grossière ne serait sûrement pas passée inaperçue ; quelqu’un se serait manifesté pour signaler des soupçons. Pourtant, personne ne l’a fait.155
Une fois de plus, le scénario envisagé par Schacht et al. est qu’il s’agit d’emprunt (ce qui explique la similitude des matns) aux mains de transmetteurs et de collectionneurs tardifs (ce qui neutralise l’objection géographique). Comme nous l'avons dit plus haut : l’expansion des ʾisnāds ne nécessite pas de collaborations conspiratrices entre transmetteurs, donc les objections d’al-Azami ne tiennent pas.
Commentaires
Enregistrer un commentaire